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Nos quenelles dans la venelle
Jean-Claude Du Cognyach

Nous nous comptons à Croix Paquet. Nous sommes sept, toujours. Personne ne s'est perdu entre les deux stations du funiculaire. Tout le monde sait que la dernière étape vers la Croix-Rousse se fera à pied, malgré la chaleur et la soif. La pente est raide. Le métro repart, sans nous.

Nous sommes un groupe homogène, nous sommes mous et glabres, même si certains d'entre nous réussissent à étirer vers le haut leur masse graisseuse et tendre, s'allongeant en sveltes asperges. Même si certains se sont dotés de moustaches noires, de crinières hirsutes et de cuirs rugueux. A l'intérieur, nous sommes tous fait de protoplasme rose. Mais personne ne nous remarque, même si nous suons un peu plus que les humains, peut-être.

Nous commençons à monter, sans trop nous rapprocher les uns des autres. L'envie de nous mêler devient trop forte. Et nous n'avons pas le choix, nous plongerons tous ensemble ou pas du tout. Nous sommes sept, un nombre premier, et aucune combinaison intermédiaire ne serait satisfaisante. Si deux ou trois d'entre nous s'abandonnaient trop vite à la fusion et au mélange, les autres resteraient là, condamnés à l'inassouvissement jusqu'à jeudi prochain. Il faut que nous arrivions ensemble au bouchon, là-haut, chez la mère Burdeau qui fait si bien la salade de lentilles et les grattons. Notre chef nous presse. Il sait que notre épiderme a commencé à suinter, que nos estomacs sécrètent déjà leurs fluides actifs, et que tout frôlement à ce stade nous liquéfierait sur le trottoir en flaques hâtives. Nous le haïssons brièvement. Dans quelques minutes nous lui aurons pardonné, car voici l'enseigne de la mère Burdeau. Nous sommes les premiers clients, et il est facile de se glisser vers la cuisine pendant qu'elle vaque à de mystérieuses activités au premier étage.

La marmite géante est là, qui nous attend comme tous les jeudi, car le jeudi est jour des quenelles. Aujourd'hui la sauce est rose, et nous sommes heureux. Ce rose frémissant nous ressemble et nous appelle, l'urgence du homard se communique à nous et nous rappelle ce que nous sommes et qui nous sommes. Nous devons créer, nous devons laisser une trace, nous devons laisser ici le souvenir de notre race oubliée.

Nous joignons nos mains autour de la marmite, et nous sentons nos épidermes se diluer, nos poils factices et nos exodermes fondre, nous redevenons enfin ce que nous sommes vraiment : du protoplasme rose qui vient des étoiles, abandonné par sa source mère, du protoplasme incapable de bourgeonner hors de sa planète et qui ne peut engendrer que des enfants morts-nés. Nos mains s'entrelacent, nos corps palpitent, s'envaginent ou se hérissent de pseudopodes humides, nos têtes s'étirent en longs filaments vers le cœur de la marmite, et nos élans les plus secrets, nos désirs les plus fous, nos souvenirs les plus douloureux commencent à suinter vers la sauce au homard.

La quenelle géante commence à prendre forme dans la marmite. Quand elle est complète, nous nous séparons. Nous sommes las, nous recréons rapidement les oripeaux humains qui nous permettent de survivre ici, et nous retournons nous asseoir.

Madame Burdeau ne nous demande pas ce que nous mangeons, elle nous connaît.

Bientôt, la quenelle est sur la table. Nous allons pouvoir manger.

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