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Épices et piments
Akjailadhal

Pour Ayerdhal, une matière frugale et des casse-dalle à la manière.

La gastronomie n'est pas le fort des militaires. Ils n'y comprennent rien, ils n'ont pas de goût, ils mangent comme des cochons, ils sont bêtes et opportunistes et tordus. Je le sais, j'en suis un.

Ce fut pourtant moi que l'état major dépêcha sur Numance, unique planète où l'on pouvait encore trouver les énigmatiques cuisiniers Tikka rendus autrefois fameux dans tout l'univers pour leur excellente cuisine. Quand je reçus mon ordre de mission et ma destination, je fus fort décontenancé : Numance est une des plus paisibles planètes de l'Empire.

Au bout de quelques heures de pénible réflexion, un éclair de compréhension traversa mon crâne rasé : on avait besoin d'un militaire ripoux dans la lutte commerciale contre les Restaurants Tikka Associés.

Je ne savais presque rien de cette guerre commerciale. Ce genre de phénomène ne m'intéresse pas et je n'avais jeté qu'un œil distrait aux quelques reportages sur le sujet qu'avait ansiblés Human TV.

Les Tikka sont ce que nous appelons, faute de mieux, des « cosmo-migrants » : leur galaxie d'origine implosant lentement, ces êtres évolués avaient fui leur planète à bord de grandes ruches sidérales pour trouver un nouveau monde habitable qui pourrait les accueillir. Ils avaient ainsi erré dans l'espace infini pendant... Ô combien de temps, combien de temps, et où sont passés les neiges d'antan ! Enfin, ils découvrirent les mondes terraformés par le glorieux Empire Humain et nous les accueillîmes à bras ouvert (les Tikka étaient les premiers êtres pensant que rencontraient les humains dans leur inexorable expansion dans l'univers et cette rencontre était associée à un formidable espoir d'échange culturel, industriel et commercial). Des parcelles de territoire leur furent allouées sur plusieurs mondes humains et des émissions caritatives larmoyantes permirent de lever des fonds de premiers secours pour ces êtres démunis de tout.

Mais cette première rencontre fut décevante : le seul domaine où les Tikka surpassaient les humains, c'était la cuisine. Ils ne tardèrent donc pas à nous la faire goûter en ouvrant de nombreux restaurants, ce qui était souvent le seul moyen malhonnête de gagner leur vie. Et ce fut ainsi que, voici déjà... mon dieu, déjà dix mois, ils entrèrent en concurrence avec le consortium qui avait le monopole de la restauration dans l'Empire : Human Burger.

Combien de victoire ? Combien de dépôts de bilan ? Combien de chiffres d'affaires perdus dans ce combat des chefs ? Dans un premier temps, l'engouement pour la cuisine Tikka fut énorme et nous perdîmes tellement de clients que nous fermâmes sur le Rebord de la galaxie trois cent trente quatre comptoirs, et nous les rouvrîmes un à un. Puis nous en reperdîmes encore deux cents, nous en re-reprîmes une grappe, nous en re-reperdîmes une louche et nous fîmes enfin une avancée sur les planètes qui les avaient accueillis, leurs clients de la première heure, pour qu'ils n'envahissent pas le marché de Sublima Terrae, dernier bastion de la Grande Culture Humaine.

Nous avons perdu des armées de robots de productions et nous avons été jusqu'à licencier trois cadres en une seule journée. La catastrophe. Nous avons baissé nos prix, proposé des cartes de fidélité, promis de grandes facilités de crédits, diversifié notre image de marque (« les nourrissons élevés à l'authentique Human Burger »), amélioré la qualité de nos produits (« de la véritable meathôse dans un spongieux cuissot de pané de la Terre »).

Nous avons combattu sur tous les fronts, sur tous les marchés de la restauration. Nous avons combattu dans tous les centres commerciaux, dans tous les petits villages de colons, sur le marché de la vente à emporter, de la livraison à domicile et même sur le marché noir où des cuisiniers Tikka ruinés revendaient leurs produits.

Clients après clients, d'opération commerciale en battage médiatique (« Combattez Tik Vodor, le grand méchant de la Guerre des Trois Etoiles, avec Human Burger ! »), nous les avons mangés petit à petit.

Et pourtant, nous ne savons rien de leur cuisine. Cela tient au fait que les Tikka utilisent des ingrédients qu'ils tiennent secrets, ces ingrédients même qui font, paraît-il, la succulence de leurs plats, dont le grand Massala est le plus fameux. Toutes nos tentatives d'espionnage industriel ont échoué, nos espions n'étant jamais revenus, sûrement corrompus par quelques pourboires consistants. Quant à nos tentatives de corruption, la vengeance Tikka est un plat qui se mange tellement froid que sa seule pensée refroidit toute chance d'échange de secret. J'ai même participé à des interrogatoires de Tikka (je l'avoue sans honte : c'est Human Burger qui m'a offert mes galons d'officier pour service rendu) mais aucun Tikka n'a craché le morceau.

Le Directoire de Human Burger avait peut-être encore besoin de mes compétences en la matière, ce qui pouvait expliquer mon ordre de mission, mais, après tout, n'importe quel troufion ayant assez d'ambition et ce trouvant déjà sur place aurait pu faire l'affaire. L'odeur du piège ourdi planait sur cet ordre de mission.


Le voyage supraluminique terminé, on me fit sortir du caisson frigorifique : nous étions en orbite. Pendant qu'on stimulait mon corps aux micro-ondes, j'observais par un hublot l'immense gigalopole qui recouvrait toute la surface de la planète : un des marchés les plus importants de l'univers. Puis on m'habilla d'un pantalon bouffon et d'une chemise à gigot avant de me mettre dans la navette de liaison.

Nous nous posâmes sur la piste principale de la Tour C Leeri, siège administratif de Numance, et je fus introduit dans la salle du Conseil. L'entretien dura peu de temps. La bouche pâteuse et l'esprit encore engourdi, je ne captais que quelques bribes de paroles pourtant bien suffisantes pour comprendre la subtilité de ma mission.

On commença par me montrer les courbes des ventes et bénéfices de Human Burger, histoire de faire la preuve si besoin était que nous étions bien entre humains et que le conseil d'administration mangeait dans la main du géant de la restauration galactique. Les courbes montraient un net recul des ventes.

Puis c'est une grande saucisse d'administrateur qui prit la parole et m'expliqua tout : « Assez de toutes ces salades, colonel, le fait est que les Restaurants Tikka Associés avaient presque gagné la guerre. Il nous fallait faire quelque chose... Et c'est ainsi que quelques agents bien placés révélèrent dans la presse une fausse affaire de contamination à la trioxine. L'opération a porté ses fruits : les Tikka perdirent toute crédibilité et les clients qui vont avec. Mais les Restau Associés ont bien évidemment tiqué, d'autant plus que leur plat sacré, le Massala, était accusé. Et depuis cela... comment dire... l'ambiance n'est plus tout à fait la même chez les Tikka. Oh, bien sûr, pas d'actes violents chez ces pacifistes, mais nous craignons néanmoins qu'ils ne nous mitonnent quelque petit plat bien de chez eux.

- Vous avez peur d'une riposte ? demandai-je.

- Non, d'autant plus qu'ils sont maintenant en faillite. Mais on ne sait jamais.

- Et vous voulez que j'aille voir là-bas si tout se passe bien, lançai-je d'un air naïf.

- C'est cela oui.»

Tout ayant été dit, ou presque, les gens du Conseil me présentèrent ensuite Monsieur Dipsod, administrateur délégué aux zones Tikka, qui devait me faire visiter les meilleures gargotes du coin.


Nous n'avons pas échangé un mot, Dipsod et moi, dans le pousse-pousse biorégulé qui nous amena au quartier Tikka. J'attendais d'être complètement décongelé avant de briser la glace et de laisser agir mon naturel cryoclaste.

La cité était une véritable étuve à cette époque de l'année et sous cette latitude. Notre pousse-pousse devait se frayer un chemin dans la cohue qui emplissait les rues étroites qui empestaient le burger. Mille odeurs, provenant de la fabrication, cuisson, ingestion, réchauffage ou faisandage de ce plat universel, montèrent à l'assaut de mes narines : en odeurs aigres ou acidulées le burger me sembla soudain atroce, imprégnant l'air vicié de la cité et transpirant de la peau même de ses habitants qui erraient sans but apparent.

Au fur et à mesure que nous approchions de la zone Tikka, la gigolopole se faisait de plus en plus déserte et, quand nous passâmes devant les épidors qui délimitaient le quartier des extra, celui-ci paraissait complètement abandonné et le vacarme de la cité s'étouffait derrière nous. Nous arrivâmes sur une place au sol en téflon, comme le voulait la tradition Tikka, et totalement vide. Le contraste avec la ville était sidérant : le brouhaha humain, encore proche derrière nous, emplissait tout l'espace silencieux et les immeubles, qui paraissaient vides aussi, en renvoyaient l'écho assourdi.

C'est alors seulement que je pris conscience des fruits. C'était de grands bulbes, plus grands que des hommes, qui étaient disposés ça et là sur la place. Ils avaient des formes ovoïdes et des couleurs toutes en nuances chaudes ou froides. Ils s'étiraient vers le haut et quelques excroissances noueuses partaient du corps principal. Une odeur suave et appétissante se dégageait de cette exposition fruitée.

Comme je m'approchais, émerveillé, je ne pus retenir une envie de goûter ces fruits étranges et je me mis aussitôt à retirer un peu la peau d'un des bulbes qui laissa alors échapper des zestes acides. Sous la peau, la chair du fruit était translucide et parcourue de légers reflets laiteux qui chatoyaient sous les pâles rayons du soleil. Plongeant les deux mains dans l'orifice ainsi formé, j'en prélevai un peu et, pris d'une frénésie gloutonne, je portai le tout à ma bouche pour y mordre à pleine dent.

Dipsod était toujours silencieux. Je savais qu'il n'attendait qu'une chose de ma part, que je fasse ce que je venais de faire. J'en étais pleinement conscient, cela faisait partie du piège que les gens du Conseil me tendaient, et c'est pourquoi je l'avais fait. Après tout, ne suis-je pas un soldat modèle, payé pour prendre des risques, et donc un simple pion qu'on suicide et qui n'a pas peur de la mort ? Mais ce qui m'avait plus sûrement poussé à commettre cet acte idiot, c'était justement que j'étais pleinement conscient de mes actes, pour la première fois de ma vie peut-être, et que je ne voulais pas que Dipsod s'en doute une seule seconde.


Le fruit avait un goût délicieux d'anastèque, un peu moins sucré qu'une pastille de glucoz, et il semblait mûr à point.

Alors que je portais un nouvel échantillon à ma bouche pour une autre dégustation que j'espérais plus approfondie en laissant fondre la chair sous la langue, Dipsod se rapprocha de moi et lança : « Arrêtez maintenant ! »

Nous poursuivîmes donc notre excursion et déambulâmes des heures dans le calme du quartier Tikka. Ce fut un véritable enchantement. La zone avait été transformée en une gargantuesque salade de fruits, ce qui me fit penser à la plus extraordinaire action promotionnelle jamais tentée contre Human Burger. Car les fruits mystérieux étaient partout et dressaient la gaieté de leurs formes dans ce nouveau jardin d'Eden. Ils étaient harmonieusement disposés : certains étaient regroupés par petites grappes, quatre ou cinq fruits blottis l'un contre l'autre, ou formaient des ensembles plus grands, surtout aux carrefours, et s'amoncelaient par dizaine suivant un ordre frénétique, pêle-mêle. De temps en temps, dans une impasse sombre, j'apercevais un fruit solitaire et triste.

Bien que la zone fut complètement déserte (sûrement fermée à la population pour des raisons d'hygiène élémentaire), certains fruits avaient été légèrement croqués et j'ai même trouvé un fruit solitaire, à l'entrée d'une rue principale, dont il ne restait que la base. Il avait été presque entièrement dévoré et les morceaux de pelure sur le sol attestaient une goinfrerie sans pareille.

Je me remis bientôt, et contre l'avis de Dipsod qui me suivait comme un mouton, à croquer de-ci de-là dans les fruits géants. Chacun avait une particularité dans la profondeur de son goût. Je ne sais combien j'en goûtais. Quelques dizaines ? Une cinquantaine ? Je mâchais dans une atmosphère d'odeurs délicieuses et de visions alléchantes. Je ruminais sur un petit nuage. Je me promenais dans le plus grand et le plus merveilleux verger de l'univers et qui produisait sur moi un effet mille fois supérieur au plus puissant des psychotrope.


Une douleur cuisante me lança soudain dans la cuisse. C'était Dipsod qui venait de me piquer sauvagement par derrière avec une seringue hypodermique. Dans un état second, je ne l'avais pas vu venir. J'éclatais : « Qu'est-ce que vous m'avez injecté, espèce de tordu du boyau, bois sans soif, gaspilleur de jambon !

- Ne vous inquiétez pas, ça va passer, répliqua-t-il vivement avec des mouvements d'apaisement.

- C'était donc ça, votre plan machiavélique, me faire venir ici pour tester ces fruits empoisonnés. Et maintenant vous voulez tester votre antidote sur moi. Vous ne manquez pas de culot !

- Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, fit Dipsod d'un air perplexe.

- Vous croyez que je n'ai pas compris le petit piège des Tikka, du genre : je me cache et je mets plein de fruits bien appétissants sur la voie publique pour bien me venger des humains.

- Mais pas du tout, » dit Dipsod d'un air d'autant plus franc qu'il était teinté d'un peu de complaisance.

Sa dénégation m'avait pétrifié, et j'en restais abasourdi, pantelant d'incompréhension, pendant des minutes qui n'étaient plus temporelles. Le petit univers pervers que j'avais construit s'était écroulé.

« Mais que se passe-t-il ici ? réussi-je enfin à articuler. Et où sont passés les - Ils sont là », me répondit Dipsod en pointant du doigt une grosse grappe de fruits.

Le choc fut si intense que je m'évanouis. Pendant cette courte inconscience, mon cerveau se remplit d'images horribles, de scènes violentes aux détails sanglants, visions condensées et intenses de toutes les boucheries que j'avais connues. Rien n'égalait en horreur ce qu'avait fait les Tikka et la manière dont je m'étais comporté...


Quand je repris conscience, Dipsod était agenouillé près de moi et me tenait dans ses bras, relevant doucement ma tête. Nos yeux vitreux étaient rivés l'un à l'autre. Les siens reflétaient maintenant un abattement longtemps enfoui au fond de lui-même. Au fond de moi montait une nausée qui ne devait pas me quitter avant longtemps.

« Comment... », murmurai-je. Il ne me répondit pas et, pendant un instant, je haïs les Tikka pour cet acte odieux. Je n'arrivai pas à déterminer s'ils avaient agi par lâcheté ou par courage. Et qu'espéraient-ils ? Bien qu'il ne s'agisse que d'un nouveau xénocide, un coup d'autocuiseur ne m'aurait pas fait plus mal.

Ils s'étaient tous métamorphosés en fruits.

« Sont-ils morts? demandai-je d'une faible voix.

- Aussi morts que des fruits tombés de l'arbre, je pense.

- Et que m'avez-vous injecté ?

- Un simple coupe-faim, pour tenir le coup: passer devant une nourriture si appétissante en connaissant la vraie nature des choses est assez perturbant. Mais venez, j'ai plus horrible à vous montrer.

- Vous voulez dire plus savoureux », répondis-je sur un ton amer et je pense qu'il m'aurait mis un bon direct au foie s'il n'avait été lui aussi sous l'emprise du coupe-faim. Il se contenta de répondre: « Vous rirez moins quand vous rejoindrez les deux mille citoyens dont j'ai la charge et qui sont en cure de sevrage. »

Je frémis à la pensée des citoyens des zones voisines, ceux qui avaient les premiers découvert les fruits et comme moi les avaient goûtés. L'ampleur du traumatisme subi par cette population m'apparut alors dans toute son horreur : la quintessence du festin.


Le regard vague et la gorge serrée, je suivis Dipsod dans le labyrinthe des rues peuplées de fruits cadavériques. Dans toute cette horreur, le sentiment d'être à un banquet à peine commencé ne me quittait pas et je sentais en moi les prémisses d'une révolution intérieure : je n'en étais qu'au hors d'œuvre.

Dipsod m'avait conduit jusqu'au plus grand restaurant de la zone: le MahaDiveBottle. Nous passâmes sous l'arche d'entrée et nous fûmes accueillis par un froid mordant: la salle principale, vidée de tout mobilier, était sombre comme une tombe d'Yramidale et des bancs de brume glacée, qui recouvraient entièrement le dallage, vinrent s'enrouler autour de nos chevilles qui, saisies, devinrent vite bleu.

C'est alors seulement que j'aperçus les urnes de terre cuite, à moitié cachées par la brume et posées à même le sol sans ordre apparent, comme une constellation. Ils étaient tous peints d'une couleur différente et brillaient comme une myriade d'étoiles dans un soir d'été, un scintillement d'outre espace.

Au centre de la pièce, sur un grand pouf bleu, un grand Tikka était majestueusement assis. J'eus un mouvement panique de recul. Immobile, il avait les jambes droites et la tête haute. Mort. Son torse était nu et, à la place du cœur, un fruit avait éclos, déchirant doucement les chairs. Ce fruit de ses entrailles avait mûri jusqu'à prendre une bonne couleur orange sanguine et atteindre la taille d'une grosse mang.

J'étais ébahi devant ce spectacle grandiose et merveilleux. La source de tout ce froid restait pour moi inconnu et le grand Tikka, pétrifié par quelque procédé de dessiccation magistral... Cela me donnait la chair de poule. Et il avait les yeux fixés sur l'horizon, les derniers yeux Tikka, restés énigmatiquement ouverts. Posait-il une question ? Attendait-il une réponse ? Je ne le savais pas.

En réponse à mon regard d'incompréhension, Dipsod haussa les épaules : « Vous n'avez pas été envoyé ici uniquement dans le but de tester les fruits Tikka, mais aussi pour résoudre ce mystère ».

Il fit une pause pour me laisser le temps d'assimiler ce qu'il venait de dire et ce que cela impliquait. La grande momie m'observait maintenant avec un œil trouble.

« Je vais vous laisser, reprit Dipsod. La résolution de cette énigme pourrait bien avoir des conséquences psychiques identiques à celles de l'ingestion des fruits et, si c'est le cas, je n'aimerais pas en être victime ni interférer sur votre réaction. Cette enquête doit être menée avec le plus de rigueur possible. » Et il sortit. Un profond sentiment de solitude s'abattit sur mes épaules : j'étais seul, abandonné par mes semblables, au pied du trône d'un roi givré. Je vis alors que le roi portait à la main une longue spatule en bois, comme un sceptre de puissance, avec laquelle il désignait un grand plat vide à ses pieds. Mis en appétit par cette découverte, je me mis à inspecter les pots de couleurs : ils contenaient tous une matière ou un liquide, à chaque fois différent, mais qui m'était totalement inconnu. Que signifiait donc toute cette mise en scène ?

J'ai longtemps chercher la clé de l'énigme : à quoi tout cela servait et comment cela éclairait le geste des Tikka. J'étais poussé malgré moi par un désir de comprendre l'inacceptable et de me repaître de ce que je pouvais comprendre. Les Tikka étaient-ils définitivement métamorphosés en fruits ou allaient-ils retrouver leur forme habituelle après avoir reposer un certain temps ?

Je suis resté des heures à manipuler les pots, à goûter leur contenu. Il s'agissait de produits comestibles bruts, à mille lieues des proto-éléments clonés qui servent à fabriquer le burger. Ils avaient tous une saveur incomparable et parfois indescriptible. Les mots me manquent pour décrire tous les arômes, toutes les sensations...Des analogies surprenantes me venaient en tête, souvenirs de mes nombreux voyages chez les xenopeuples des colonies. Un pot contenait une mixture qui avait le parfum de la chair de requin-nuage que les indigènes de la planète Azamön font cuire sous la braise. Un des liquides avait le goût enivrant du nectar D'Yonis que préparent les poulpes intelligents de Rnagog.

Après avoir tout goûté, et même plusieurs fois, il m'apparut que le contenu de chaque pot ne devait être qu'une partie de la solution, et je compris alors que le grand plat évasé au pied du Tikka devait servir à mêler les matières en présence et le souvenir du mystique Massala, substantifique moelle Tikka, me revint en mémoire. Mais dans quel ordre effectuer la fusion des éléments, et selon quelles quantités ?

Dans mon raisonnement, je tombais sur un nouvel os et, dans ma tête, je tournais et retournais ces questions dans tous les sens. Cette énigme commençait à accaparer toutes mes pensées et une lente alchimie se faisait au plus profond de moi. Sur son grand pouf, le corps gastronome m'apparaissait maintenant plutôt bienveillant, presque généreux.

Et enfin je compris : des couleurs des pots devaient former un code qui donnait l'ordre et les quantités pour le mélange. C'est alors que je me souvins vaguement d'un ancien mot humain pour désigner ce code, mais il me resta sur la langue.

Après un moment d'exaltation, je repris mes recherche. Les couleurs allaient presque d'une extrémité du spectre à l'autre, s'approchant bien plus de l'infrarouge qu'elles ne s'approchaient de l'ultraviolet. Il m'apparut donc que l'élément du pot « infrarouge » devait être soit le dernier soit le premier à mélanger. Il s'agissait d'une poudre merveilleuse dont l'odeur fortement épicée me rappela sans raison à la fois mon enfance et mes nombreux voyages. Je nommai cette poudre l'Exhausseur de goût.

Une « famille » de matières, des galets mous et veinés de différentes couleurs, dans des pots bleu, avaient des saveurs se rapprochant des proteïnopilules de l'armée. Ma préférée de ces matières fut nommée du beau nom poétique de Florentrippa. Une autre, à la consistance juteuse, ressemblait à du légumoz, mais avec des nuances insoupçonnées. Toute une série de pots contenait des matières flasques et collantes que je nommai, à cause de dette dernière caractéristique, Clous. Je donnais encore beaucoup de noms au contenu des pots, sans vraiment y réfléchir, et pour m'y retrouver : guenille, k'ebbha, nèfles du soir, azañe, rodognons chair de lotus, blaiserie, marines, art d'Iflette, kormique... Je n'oubliais pas les quelques liquides présents : kianti, moussue, chaors...


De retour à la tour C Leeri, le comité d'administration de Numance m'attendait avec impatience : j'avais pris une bonne semaine de saine cuisine. Mais l'estomac me tournait et la nausée ne me quittait plus depuis que j'avais découvert le sens du message Tikka. En montant jusqu'au Haut Siège, dans les couloirs et les ascenseurs, cette nausée avait même empiré. Car une question germait lentement dans mon esprit quant aux implications de ce xeno-message : était-ce un acte d'accusation, et fallait-il à tout prix chercher un coupable ?

C'est Dipsod qui m'accueillit à la porte de la grande salle et, devant ma mine pâlotte, il demanda : « Vous voulez un verre de H Coca pour vous remettre, Scipion ? »

Je ne répondis pas et il me laissa me recueillir un instant en silence. Je digérais l'immense farce qu'on m'avait fait subir, une pilule dure à avaler.

J'entrai.

Devant le conseil d'administration, des scènes d'orgies et de repas rituels dansaient devant mes yeux, et une certitude inhumaine s'empara de moi : quelle que soit la lourdeur de la faute qu'on avait essayé de me faire endosser, quelle que soit la noirceur de cette souillure, de cette pourriture dont j'avais été victime, le Massala m'en délivrerait.

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